escartes n’a pas négligé de considérer les problèmes existant entre la philosophie et l’histoire de la philosophie. Au contraire, on pourrait dire que ceux-ci constituent le point de départ de sa démarche philosophique. Reportons-nous aux Règles.
« Il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu’ils sont pour nous d’un immense profit de pouvoir tirer partie des efforts d’un si grand nombre de personnes, aussi bien pour connaître ce qu’on a déjà découvert de vrai en ce temps-là que pour être avertis des problèmes qui restent à résoudre dans toutes les disciplines. Il est cependant fort à craindre que, peut-être, certains germes d’erreur, contractés à partir d’une lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s’accrochent à nous, malgré que nous ayons et non-obstant nos précautions » (9).
L’humanisme comme l’anti-humanisme de Descartes sont déjà contenus dans cette affirmation. Nous sommes fort éloignés de cette culture fondée sur le retour aux anciens, telle qu’elle avait été inaugurée par Pétrarque et Valla, Coluccio Salutati et Leonardo Bruni, pour qui la lectio ouvrait les portes à l’érudition comme à la vérité. Au contraire, pour Descartes, elle est utile seulement pour l’information, mais dangereuse pour la philosophie. Je soulignerai que la traduction d’Alquié, que j’ai rapportée, ne réussit pas à exprimer le caractère religieux, dogmatique, du texte latin, qui s’apparente moins à un écrit philosophique qu’à une exhortation pastorale ou canonique (10).
Il faut naturellement comprendre ces paroles en les replaçant dans leur contexte culturel. En effet, Descartes avait pris conscience du tragique de la philosophie, condamnée au formalisme logique de la scholastique quand elle n’avait pas été vidée par la rhétorique. Le verbe avait véritablement étouffé le logos. L’appel lancé par Pic de la Mirandole, repris avec force par Érasme, avait été voué à l’échec. Descartes voulait rechercher « le chemin droit de la vérité ». Droit, non par les sentiers du verbe, mais par celui que la vérité trace elle-même. En cela, Descartes apparaissait à la fois anti-humaniste, parce qu’il négligeait les anciens, et humaniste, en ce qu’il voulait passer du sujet de la parole à l’ego cogitans.
Sans doute ne s’agissait-il pas pour lui de mettre en question la bona fides des auteurs. Il recherchait la mesure de la juste valeur de leur parole par rapport à la vérité. Même en supposant que tous ceux qui écrivent sont « en entière bonne foi, nous ne saurions cependant jamais lequel il faut croire, puisqu’il n’y a jamais presque rien qui n’ait été dit par l’un, dont le contraire n’ait été affirmé par quelqu’un d’autre ». Cette question avait déjà été posée dans la deuxième règle ; Descartes en avait conclu qu’en cas d’opinions contraires, ou bien l’un des deux se trompe, ou bien aucun ne possède la science. En effet, « si le raisonnement de l’un était certain et évident, il pourrait le proposer à l’autre, en sorte qu’il finirait par lui gagner aussi l’adhésion de son entendement » (11).
Il pense donc que le fait de leur désaccord est une raison suffisante pour situer les écrivains du côté de l’opinion, ce qui les écarte de la vérité. Or puisque, de son propre aveu, il est difficile d’en trouver deux qui soient d’accord, il en résulte que le chemin de la vérité est au-delà de toute érudition. Autre est le niveau de la philosophie, autre celui de l’histoire : celle-ci se fonde sur la lecture des auteurs, celle-là vise par contre à nous rendre capables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose. Détachée de la philologie, la philosophie doit rechercher une méthode propre, dont la condition première est de s’écarter de l’érudition et de l’histoire.
Il aurait été difficile aux humanistes de suivre Descartes dans sa propre démarche, convaincus, eux aussi, que là où il y a désaccord règne l’opinion, point de vue semblable autant pour les anciens que pour eux. Le cartésianisme, fondé sur la nouvelle méthode, sans pour autant échapper à la loi historique de tous les systèmes, était pour Vico une vérification de ses propres principes. Les affirmations de Descartes étaient aussi des opinions, puisqu’elles étaient en désaccord avec celles des autres philosophes, aussi valables que lui.
Sans doute Vico a-t-il ressenti la nécessité d’entreprendre plus tard une critique de la méthode. Bien qu’il ne se soit pas senti suffisamment prêt pour entreprendre une critique de la philosophie cartésienne, il pouvait cependant ne pas suivre Descartes et demeurer sur le chemin tracé par Pic de la Mirandole. Tandis que Descartes craignait de se laisser contaminer par l’opinion, Vico craignait de confondre l’opinion avec la vérité. Dans ce choix qui le poussait à préférer l’optique pichienne à celle de Descartes, apparaissent les prémices de l’historicisme, si toutefois il est possible de reconnaître avec Saitta dans la pensée du grand humaniste les premières intuitions de l’historicisme (12).
Ainsi, dans ce discours, Vico proposait à ses jeunes étudiants la méthode de la bona fides, ce qui impliquait la reconnaissance que toutes les philosophies sont des exemples de cette philosophie idéale qui n’a cours que dans l’histoire. Par là, elle exige que notre approche des auteurs s’inscrive dans le cadre d’une communion, et non dans celui d’une division de l’esprit, même lorsque les pensées sont en opposition.