n s’opposant à la politique perverse, J.-B. Vico n’entendait pas combattre une théorie fictive. Sans les nommer, il pensait au contraire aux deux plus grands fondateurs de la science politique : Machiavel et Hobbes.
La référence à Hobbes devient évidente. En effet, l’échelle de valeurs de la politique perverse coïncide avec les points-clé de sa théorie politique : résolution du consilium dans le pouvoir, définition de la dignité, de la louange et de l’honneur également par le pouvoir. Mais aussi, la bonne politique est le renversement des fondements politiques établis par Hobbes.
Le fondement de la philosophie politique de Hobbes repose sur la notion de pouvoir, défini comme l’ensemble des « moyens présents d’obtenir quelque bien apparent futur » (11). Par le mot « bien », il faut comprendre tous les objets visés ou convoités par les hommes, objets matériels ou rationnels.
Il importe de souligner que tous ces objets n’ont de réalité que dans la mesure où ils sont saisissables par des moyens, conception en rupture avec la philosophie politique ancienne. Dans la conception ancienne, en effet, toute entreprise humaine était justifiée par des finalités éthiques. Ici, ces mêmes finalités n’ont d’objectivité qu’en fonction des moyens. Le regard philosophique est inversé, se transportant des fins aux moyens. Le devoir de l’homme devient son pouvoir, sa force, l’efficacité de son action.
Considérés dans leur état naturel, les hommes se trouvent en situation de guerre, la liberté de chacun posant les limites de celle des autres. Le Droit naturel n’est que la liberté d’agir pour vivre. Cette lutte conduirait à favoriser l’existence des plus forts sans un équilibre de forces.
Pour ne pas périr, les hommes se sont astreints à un contrat où chacun, renonçant à sa propre liberté, la concède à l’autorité d’un seul. De la liberté sauvage, naturelle, on passe ainsi à la liberté civile (12). À l’état de guerre succède celui de paix par le cumul des pouvoirs de chacun en celui d’un seul.
Mais la paix et la sécurité de l’existence sont payées à un prix très élevé, car les individus ne peuvent agir que dans les limites imposées par le pouvoir politique, qui seul devient sujet légitime de liberté et de droit. Ayant renoncé à son propre droit à la liberté, chaque individu cesse d’être homme de façon naturelle pour le redevenir civilement par le pouvoir de liberté du prince.
À ce point, se retrouve chez Hobbes la hiérarchie de valeurs qui constitue l’axe de la politique perverse chez Vico. La dignité ne correspondrait pas chez Hobbes à la vertu des personnes, mais à « la valeur que le pouvoir politique attribue à une personne par la concession d’une charge ou d’un commandement ». De même, l’honneur n’a d’autre signification que la reconnaissance de la valeur donnée par le pouvoir politique. Enfin, la louange marque l’exaltation de cette valeur de la part du peuple, que le pouvoir politique confère à une personne.
Sans doute la vertu des hommes n’est-elle pas exclue, mais elle est déterminée non par les mérites personnels, mais par l’autorité qui les justifie. En bref, le pouvoir s’identifie à la volonté du souverain (13).
Hobbes soumet aussi le consilium à une analyse particulière. Il le définit en opposition au commandement : sa fonction est exploratoire au niveau du renseignement mis au service du souverain, auquel revient le pouvoir de décision (14).
La distinction entre politique et éthique propre à la recherche de Machiavel devient ici un principe théorique. Pour Hobbes, les valeurs éthiques sont absorbées au niveau du pouvoir. Dans ce Discours, Vico conteste cette thèse, il en renie les fondements, puisqu’il substitue à l’état naturel de guerre entre les hommes l’état de parenté (agnatio). Il n’ignore pas le désordre dans lequel les hommes étaient plongés avant la constitution de la société, mais il refuse la valeur juridique de cet état qu’il explique non comme le fondement du droit, mais comme la rupture d’un ordre préexistant, qui est la parenté civile. C’est pourquoi le Droit est fondé non sur le désordre, mais sur l’ordre constitué par cette affinité qui remonte au décret de Dieu.
J’ai cherché à mettre en relief la distance prise par J.-B. Vico, dans ses premiers écrits, vis-à-vis de la théorie de Hobbes, parce que celle-ci aura par la suite une grande influence sur la démarche de la Science nouvelle.
La critique qu’il porte à Hobbes trahit aussi dans sa pensée une opposition à Machiavel qui, par ailleurs, demeure une des sources les plus importantes de la philosophie de Hobbes. Sans doute serait-il difficile de rechercher dans les écrits de Machiavel l’endroit précis où Vico aurait lu la description de la mauvaise politique. Je dirai toutefois qu’il se réfère au Prince qui pouvait, à chaque page, lui offrir une thèse de la politique du pouvoir.
À titre indicatif, je m’arrêterai au chapitre XXI, où il cherche à fonder sa thèse sur la politique employée par Ferdinand d’Aragon, un des types du prince nouveau. Où ce prince avait-il fondé son pouvoir, sinon sur l’efficacité de ses exploits (impreso) ? Il va sans dire que ceux-ci n’ont pas servi le peuple, mais qu’ils ont mis exclusivement en relief le pouvoir lui-même, parce qu’ils ont été accomplis pour servir d’exemples rares et manifester l’héroïsme et la puissance du prince.
L’exploit n’est qu’une œuvre d’art qui doit plaire et convaincre, car à cette œuvre, et non à la vertu du prince, est confiée la tâche de susciter auprès du peuple la louange et l’estime (lode, fama, stima). Ainsi, le lien entre la visée politique et le peuple n’est réalisé qu’au niveau de la rhétorique et de l’idéologie. Loin d’être considérée comme critère de l’honnêteté du pouvoir, la louange n’a d’autre but que de susciter la reconnaissance de l’autorité du prince par la soumission du peuple à sa toute puissance. Le prince se légitime par l’efficacité de sa force. La reconnaissance du peuple ne lui sert qu’à être introduit dans l’histoire puisque, par la louange, ses exploits et les faits de sa politique acquièrent valeur d’événement (evento).
La lecture que je donne de cette page est sans doute relative, puisqu’elle ne tient pas compte du second axe de la pensée machiavélienne, celle des Décades. Elle exprime cependant l’interprétation que Vico lui-même donnait de la politique du chancelier de Florence au moment où il opposait à la politique de l’apparaître celle de l’être, à l’autorité fondée sur la force et sur l’exploit, celle issue du service du peuple (15).