ette affirmation pourrait nous amener à croire que Vico rejetait la théorie de la corruption de la nature, remettant ainsi en question le dogme du péché originel. Il n’en est rien. Non seulement il conserva toujours l’expression « nature corrompue », mais il la prit comme appui de sa théorie pédagogique.
Pour le comprendre, il convient de se référer à la conception vichienne du libre arbitre, exposée dans le second chapitre. Vico restait fidèle au dogme catholique, dont il donnait cependant une interprétation si humaniste que son sens en était changé. La culpabilité du péché originel ne retombe que sur celui qui l’a commis ; les autres hommes sont soumis seulement aux conséquences de fait de ce péché, qui présente moins le caractère d’une culpabilité que d’une peine. Elle n’affecte pas la nature métaphysique de l’homme, telle que Vico l’avait définie après Pic de la Mirandole comme liberté de choix moral. À ce niveau, l’homme demeure toujours intact, toujours maître possible de soi comme de la matière.
Par contre, ce qui est atteint, c'est l’art de bien employer cette liberté avec efficacité et à propos. En d’autres termes, l’homme a perdu la sagesse, à qui revient la tâche de l’ordre et de l’équilibre des puissances de l’âme.
Qu’on se souvienne que, pour Vico et Pic de la Mirandole, l’homme n’est vraiment lui-même que dans la mesure où il cherche à vivre en Dieu, se conformant à l’ordre de la divine sagesse. Pour parvenir à ce but, toutes les facultés doivent être coordonnées dans un équilibre hiérarchique, les sens se soumettant à l’imagination, l’imagination à la raison. Or le péché a rompu cette harmonie, en sorte que les facultés ont été dissociées, s’aliénant de leur finalité ultime.
Puisque les facultés fondamentales de l’esprit sont au nombre de trois – l’entendement (mens), le vouloir (animus) et la parole (sermo) – il est possible de parler de nature corrompue, dans le cadre d’une dissociation au niveau du langage, d’un désordre dans l’entendement et d’une dispersion dans l’action. La corruption n’est ainsi que l’aliénation des facultés de l’homme, de cette humanitas propre au premier homme avant le péché ; elle n’a qu’un caractère psychologique et historique.
L’entendement est corrompu par la prédominance de l’opinion sur la raison, qui demeure dans une situation d’ignorance, victime de l’étonnement et de l’imagination, exposé à la précipitation et à l’erreur. De son côté, l’animus est freiné par les passions, tandis que la parole se trouve en situation d’enfance, sans pouvoir exprimer de façon adéquate, digne, appropriée et non équivoque l’objet propre de l’entendement (3).
Cette situation découle donc de l’absence de l’homme à lui-même, et du fait qu’il s’ignore ; ce qui explique le péché des parents, et généralement des adultes qui, au lieu d’amener les enfants à la connaissance d’eux-mêmes, les condamnent à rester figés dans leur situation d’aliénation, comme s’il s’agissait de leur propre nature d’homme. L’état de péché qu’ils prétendent exister chez les enfants n’est que la projection de leur propre péché.
Toute la conception de Vico repose sur le double sens du mot « nature ». Sans doute cela n’est-il pas sans prêter à équivoque, si l’on oublie sa conception générale de la grâce et du libre arbitre ; d’autant plus qu’il semble jouer sur les mots, puisque après avoir libéré la nature du péché, il met à l’origine de sa pédagogie la notion de nature corrompue.
On serait tenté d’attendre de lui l’affirmation claire que la nature humaine est pure. Cependant, il serait vain de chercher dans sa pensée une anticipation rousseauienne, non seulement parce qu’il tient à rester fidèle au dogme catholique, mais parce qu’il est aussi convaincu que la pureté n’existe qu’au niveau idéal, l’histoire des hommes demeurant toujours soumise à l’aliénation. Il est impossible de le soustraire à la dialectique entre l’idéal et le fait temporel qui détermine l’histoire.
Nous indiquons comment Machiavel et Hobbes interviennent de manière décisive dans l’élaboration de la pensée vichienne. Il convient aussi de souligner l’empreinte toute particulière laissée par Descartes. Le mot qui la laisse entrevoir, c’est celui d’« enfance ». Nous connaissons, en effet, la portée que l’enfance assume dans la méthode cartésienne, parce qu’elle désigne l’état d’irrationalité, dominé par l’opinion et le vraisemblable, d’où l’entendement doit s’écarter pour parvenir à la vérité (4), itinéraire qu’il exprime (avons-nous dit) par l’expression revocare mentem a sensibus.
Il veut aussi libérer la mens, mais une différence existe entre les deux démarches, puisque Descartes n’a pas associé sa réflexion sur l’enfance à une notion de péché. Même s’il a mis sa philosophie au service de la religion, il n’a pas confondu les deux niveaux, sa méthode demeurant purement rationnelle.
Dans les Recherches, on trouve cependant, de façon indirecte, une allusion au péché : « Car nos sens ne voient rien au-delà des choses plus grossières et communes, notre inclination naturelle est toute corrompue » (5), fait-il dire à Épistémon. À partir de ce texte, il est possible de dire que la corruption se situe non au niveau de la nature, mais de l’inclination. La raison apparaît corrompue, non en elle-même, mais dans sa situation à l’égard des sens et de l’opinion, qui l’obscurcit. C’est pourquoi elle peut et elle doit se séparer des sens, afin de devenir l’unique support du jugement.
Vico se situe dans la même perspective générale d’origine platonicienne et ficienne, se distinguant cependant de cette dernière par un aspect original qui a eu des conséquences très importantes en méthodologie. Au lieu de parler de la seule aliénation de l’entendement dispersé au niveau des sens, il souligne, en effet, trois égarements : ceux de l’entendement, de l’animus et de la parole. Cette tripartition comporte une définition différente de l’homme.