our ce projet, Vico a découvert l’exemple le plus frappant dans la Logique de Port-Royal (8). Je soulignerai seulement quelques points d’accord et de rupture de cette logique avec celle de Vico, en relation aux termes cartésiens qu’elles ont précisément prétendu traduire. Je m’arrêterai surtout au premier discours, attribué à Nicole, et à la quatrième partie redevable à Arnauld.
Il convient de rappeler que Descartes, soucieux de rechercher la certitude des propositions nécessaires, avait laissé en suspens la critique concernant les jugements probables. D’une part, c’était soustraire la philosophie et la science à la pratique et à la culture, d’autre part c’était abandonner le discours quotidien des hommes au jeu et à l’arbitraire de l’opinion, à l’écart de toute certitude.
Le discours préliminaire montre que le souci majeur des auteurs de la Logique relevait de la prise de conscience du vide laissé par la critique cartésienne. Alors que Descartes avait rejeté le vraisemblable hors les murs pour laisser à la pensée pensante un espace sans illusion, Nicole et Arnauld, en dépit de leur intérêt et de leur aptitude à la philosophie, avaient eu conscience d’être destinés à l’étude des problèmes de l’éducation et de la culture. Attirés par la méthode cartésienne, ils ont cherché à la transposer au niveau du discours commun, pour la rendre aussi valable pour les jugements de vraisemblance.
Leur tâche, avouons-le, n’a pas été aisée, puisque Descartes n’avait pas été, lui-même, en mesure de la tenter. Il avait fallu, en effet, rechercher un critère général de probabilité en accord avec le critère de vérité cartésien. Mais cela était-il possible, puisque la méthode cartésienne avait rejeté le vraisemblable ? À des logiciens comme Nicole et Arnauld, cette conjonction ne paraissait pas absurde, vérité et vraisemblance étant toutes les deux fruits de la pensée. Opposées au niveau d’une méthode de recherche du vrai, vérité et vraisemblance auraient pu trouver une expression commune au niveau logique.
Cependant, même sous cet angle, la méthode cartésienne s’était montrée intransigeante en chassant aussi de son domaine la logique formelle (9). Ce rejet donnait à croire que les normes logiques n’étaient pas de la pensée, mais qu’elles devaient être rapportées, au même titre que la vraisemblance, à la rhétorique.
Ainsi, pour réduire la méthode cartésienne à des valeurs logiques, Nicole et Arnauld furent-ils contraints de s’opposer à Descartes. Ils le firent toutefois avec finesse et une grande adresse, en partant des points qui les reliaient à lui. Ils tombèrent d’accord avec lui pour constater que l’erreur n’avait pas pour cause les fautes formelles de l’argumentation, mais celle du faux qui s’introduit au sein des jugements.
Mais alors que Descartes avait trouvé motif de se défaire de la logique, les philosophes de Port-Royal poussèrent leur réflexion sur les conséquences du faux dans les jugements, découvrant qu’il était producteur des vices de forme qui les masquaient à l’attention de la conscience (10). Ainsi la forme de la pensée devenait-elle importante, dans la mesure où la recherche de sa rectitude était le moyen de dévoiler l’erreur. Tout en côtoyant la pensée du maître, ils parvinrent à s’en détacher au moment où ils pensèrent l’accomplir, réintroduisant dans la recherche de la vérité la logique que Descartes avait chassée.
Avant toute chose, les auteurs de la Logique de Port-Royal se sont séparés de Descartes par une conception différente de l’erreur. Pour Descartes, l’erreur s’est située à la limite de la pensée : elle était moins un produit de l’intellect que de la volonté. Sans doute a-t-elle été l’aboutissement d’un jugement qui pour lui n’a pas été constitutif de la vérité, mais de son acceptation ou de son refus de la part de la volonté (11). Un jugement est faux quand on reconnaît pour vraie une proposition qui ne l’est pas, parce que fondée sur une idée confuse. Au lieu d’attendre que l’esprit passe de l’idée confuse à l’idée distincte, la volonté se laisse allécher par des relations de similitude, en prenant le vraisemblable pour une idée distincte et vraie. L’erreur montrerait que l’esprit n’est pas encore libéré des préjugés qui le lient au vraisemblable et qui l’obscurcissent.
Pour Nicole et Arnauld, le jugement avait un caractère logique : il était le signe que les idées déterminées ne se manifestent pas par elles-mêmes, mais qu’elles ont besoin d’une opération logique qui les relie à des idées universelles. L’affirmation ou la négation de la part du sujet font partie de la vérité comme éléments formels. Sans doute ces auteurs ont-ils reconnu que la mauvaise volonté a une influence sur les jugements, mais au moyen des vices de forme dont le sujet est ordinairement victime. Il devient alors compréhensible que, pour Descartes, le salut ne venait que par la méthode, alors que, pour les autres, le chemin de la vérité s’ouvrait à travers la logique.
Nicole a jeté sur l’errance des jugements humains des regards proches de ceux de Descartes dans les discours sur Le livre du monde. Il est aussi possible d’affirmer qu’il a refait l’expérience du doute cartésien. Mais quelle différence d’esprit : pour Descartes, les jugements erronés trahissaient une volonté humaine qui s’était substituée à la raison pour choisir le faux à la place du vrai. Le pardon n’est pas pour des hommes qui ne se comportent pas en homme, c’est à dire en « chose qui pense ».
Aussi la critique cartésienne a-t-elle pris l’allure d’un jugement condamnant l’homme errant. Le doute était l’heure de vérité, anticipation dans le temps du jugement que la croyance avait placé hors du temps. Descartes n’a pas renié le jugement dernier, mais il l’a interprété comme une critique que l’homme porte sur lui-même, avant d’être jugé par la vérité. Sous cet angle, le Discours s’inscrivait dans l’esprit du Dispaccio de la bestia trionfante de Bruno (12) et il fut le point de départ de la thèse spinozienne du salut par la philosophie.
Le regard de Nicole a revêtu un autre caractère. Trouvant dans l’erreur une méprise autant qu’une faute, il a vu dans la logique un moyen susceptible d’en déjouer la nuisance. Au salut par la méthode il a préféré, avec Arnauld, l’éducation de l’esprit par la logique. L’un et l’autre n’ont pas rejeté, comme Descartes, l’enfance dans l’homme, mais ils ont cherché à la conduire à l’âge adulte par l’exercice des règles de bonne pensée (13). Dès lors il n’est pas surprenant que, tout en voulant traduire les perspectives de la méthode cartésienne dans des formes logiques, ils se soient trouvés en opposition avec la logique formelle, comme avec le cartésianisme.
La logique formelle ne leur a pas semblé présenter de trop grands problèmes. Construite par Aristote à partir des trois opérations fondamentales de l’esprit – concevoir, juger et raisonner – elle était apparue à Nicole et à Arnauld défectueuse et incomplète, parce qu’elle avait négligé l’ordonnance ou « disposition » de ces opérations dans les discours. Cette « disposition » avait toujours été confiée à la rhétorique. Or ils constatèrent que la méthode cartésienne avait précisément eu pour but de disposer les perceptions, le jugement et les raisonnements pour la recherche de la vérité et pour la constitution des sciences.
Il ne leur est resté d’autre issue que celle de prolonger la logique dans une quatrième opération de l’esprit, la disposition (14). Ainsi la méthode a-t-elle trouvé une place comme partie intégrante d’une logique achevée, ne s’arrêtant pas aux propositions mais cherchant à conduire l’esprit, dès sa première appréhension des idées, à la solution des problèmes au niveau des sciences.
Des problèmes plus complexes se posèrent à propos de la méthode, car il a fallu surmonter la rupture opérée avec la logique formelle. Une issue leur fut offerte par Descartes lui-même dans sa conciliation de la pensée critique des Discours et des Méditations et de celle des Règles.
Ainsi que je l’ai dit précédemment, les Règles se fondaient sur un processus intuitif et déductif, sans recourir au doute. L’évidence des substances simples suffisait à offrir, par la clarté et la distinction de leur intuition, un critère de certitude. Lorsque, dans le Discours, Descartes a eu recours au doute, il n’a pas cherché à remettre en cause le processus intuitif et déductif, mais seulement sa valeur de certitude. Le doute marquait l’intention de découvrir une idée claire et distincte, aussi certaine qu’évidente. Le processus du doute n’entendait donc pas se substituer à celui des Règles, mais seulement lui servir de support critique.
Il convient, cependant, de se demander si Descartes avait envisagé de joindre les deux processus, en considérant la première évidence critique – cogito sum – comme le fondement intuitif de toutes les chaînes déductives, ou seulement comme un exemple privilégié suffisant à garantir la valeur critique des autres évidences. Les Méditations nous amènent à penser que la première hypothèse a constitué la perspective idéale de sa démarche. Mais l’a-t-il tout à fait suivie ?
En se rapportant aux Principes, œuvre qui représente l’achèvement de sa pensée, on remarquera que Descartes a davantage accentué le caractère événementiel du doute, expérience qui traverse l’existence « semel in vita » (15). S’apparentant aux phénomènes de repentance, le doute indique la conversion de l’esprit à la vérité, après s’être détourné des préjugés qui le rendaient prisonnier de l’enfance. En étant un événement unique, il rend l’idée claire et distincte du « cogito sum » capable de rendre critiques les évidences de toutes les autres substances simples, fondement de la déduction (16).
La relation du « cogito sum » aux autres institutions serait analogue à celle de l’idée de Dieu au « cogito sum », en tenant compte de la différence de valeur. En effet, de même que l’idée de Dieu devient le lieu privilégié où l’esprit s’assure de la valeur objective des idées, de même le « cogito sum » l’est pour fonder la certitude des autres évidences. Ainsi Descartes aurait lui-même autorisé le retour aux Règles, en prenant l’idée claire et distincte comme critère de vérité. Précisons seulement qu’elle devient critère seulement chez qui le doute, véritable baptême, a purifié l’esprit.
Une interrogation demeure cependant : ce salut, donné une fois pour toutes par le doute, demeure-t-il valable pour toutes les certitudes futures ? Pour y répondre, il suffirait de réfléchir à l’oubli, qui coupe toute connaissance actuelle de l’expérience passée. Dans la meilleure hypothèse, l’homme resterait lié à l’événement critique par le souvenir, ou seulement par la continuité de sa praxis de pensée, ce qui le situerait plutôt dans une relation de foi que de conscience critique.
Aussi est-il difficile de saisir comment l’idée claire et distincte peut devenir un critère de certitude une fois séparée du « cogito sum ». Ce n’est pas le fait d’être une idée claire et distincte qui rend le « cogito sum » certain, mais le caractère et le contexte de son intuition au sein du doute qui confère la certitude de la clarté et la distinction de son idée. Pour que l’idée claire et distincte devienne un critère de certitude, il faudrait que toutes les idées claires et distinctes des autres natures simples puissent, comme le « cogito sum », être mises à l’épreuve du processus critique, ou bien qu’elles soient déduites de l’intuition du « cogito sum ».
Mais, dans ce cas, elles cesseraient d’être des intuitions pour ne devenir que des déductions, entraînant le bouleversement dans le monde cartésien des idées. Des antinomies planent donc sur tout le système, sans pourtant l’ébranler car il tient précisément, comme chez Platon, moins par la cohérence de ses déductions que par son esprit purificateur.
Arnauld a exploité magistralement cette situation, en se reliant directement aux idées claires et distinctes des Règles, et en laissant de côté le processus du doute. Cette affirmation peut apparaître injuste, car plusieurs fois Arnauld a mentionné le « cogito » (17). Mais ce ne sont que des allusions, où le « cogito » est saisi comme vérité évidente, au même titre que les premiers principes.
Libérés du processus critique du doute, Arnauld et Nicole ont dû poursuivre une tâche moins difficile, n’ayant à traduire en termes logiques que les Règles. C’est pourquoi, pour composer leur œuvre, ils les avaient sous les yeux (18). Ils ont dû, cependant, vaincre la résistance de cette œuvre, parce qu’elle s’était coupée de la logique. Par ailleurs, elle se fondait sur une dichotomie – intuition-déduction – tandis que la logique formelle était établie sur la trichotomie des opérations de l’esprit. Ils y parvinrent par un processus de réduction dont je soulignerai les étapes fondamentales.
Une première opposition se manifestait entre l’intuition des Règles et la première opération de l’intellect, appelée par les anciens « simple appréhension », et par Arnauld « concevoir ». Sous le mot d’intuition, Descartes avait impliqué deux sens : la perception des substances simples, constituée par des vérités irréductibles, et la perception des premiers principes (19). Bien que différentes, puisque les unes étaient des « choses » simples, et les autres des rapports, elles avaient une valeur identique au niveau de l’intuition. Pour ces deux perceptions, la logique scolastique avait employé deux facultés : l’intuition pour les principes (intuitus ou intellectus principiorum), et la simple appréhension pour les idées (simplex apprehensio).
Apparemment, les auteurs de l’L’art de penser n’ont pas modifié le schéma cartésien. Cependant ils ont reconnu dans les idées une hiérarchie de valeurs selon leur degré d’universalité, qui les oblige à recourir à l’abstraction (20). Ainsi les idées moins universelles sont-elles connues par les idées plus universelles.
Avec Descartes, la différence est frappante. Alors que, pour lui, une idée particulière – par exemple, celle du « cogito sum » – est évidente au même titre que les premiers principes, pour les auteurs de la Logique elle est connue à la lumière des idées universelles qui jouent le rôle des principes, ce qui implique que le « percevoir » est une opération de l’esprit, aboutissant à une production formelle qui est précisément l’idée. Ainsi les idées n’apparaissent pas dans un esprit qui n’aurait rien d’autre à faire qu’à les regarder, mais qui opère sur elles-mêmes, ou les détermine dans leur structure formelle.
La seconde opposition concernait le jugement. Ainsi que je l’ai dit, Descartes n’a pas donné au jugement de place au niveau de la pensée. L’esprit passe directement de l’intuition à la déduction, processus correspondant à la troisième opération de la logique formelle.
Arnauld a réintroduit le jugement suivant l’axe des trois opérations de la logique, où le jugement fait suite à l’appréhension simple des idées. Pour Descartes, l’esprit n’avait pas pour tâche d’unir les idées, parce qu’elles étaient déjà unies objectivement. À l’esprit n’était échu autre chose que de renouveler l’expérience de cette union, précisément par la déduction, en passant des idées simples aux idées composées. Arnauld a transposé la liaison des idées de l’objet à l’esprit lui-même, transformant ainsi le processus d’expérience en opération logique. La copule « est », qui unit le prédicant au sujet, est acte de l’esprit, autant qu’identité de la chose (21).
La dernière opposition intervient entre le raisonnement – troisième opération de l’esprit – et la déduction. En effet le syllogisme, forme parfaite du raisonnement, résulte de trois termes : la majeure, la mineure et la moyenne, lieu où s’unissent la majeure et la mineure. Or la déduction cartésienne ne semble avoir que deux termes : l’intuition de la vérité simple et celle de la vérité composée. Elle ne serait que le mouvement contenu de l’intuition, en ligne horizontale au niveau de l’expérience.
Arnauld a identifié la déduction cartésienne au sorite, structure de raisonnement qui n’est différente du syllogisme qu’en raison de la forme. Tous les deux déductifs, le syllogisme contient trois propositions, tandis que le sorite en a plusieurs (22). Dans le syllogisme, on conjoint la majeure à la mineure par un seul terme moyen ; au contraire, dans le sorite, on y parvient par une suite de termes, procédant déductivement jusqu’à celui où la mineure est incluse. Il s’agit donc d’une différence de forme utile surtout lorsque l’argumentation s’inscrit dans le cadre d’une question. La déduction est ainsi assimilée au raisonnement.
b>Par ces déductions, Arnauld a ôté à la logique formelle et à la méthode toutes les oppositions susceptibles d’en empêcher la fonction. Ainsi la méthode serait-elle « l’art de bien disposer les pensées » (23), en ce qu’elle règlerait les trois opérations de la pensée dans le cadre de la recherche de la vérité.
Arnauld a reconnu deux méthodes dans cet art, selon qu’il recherchait ou enseignait la vérité : « l’une pour découvrir la vérité, qu’on appelle analyse, ou méthode de résolution, et qu’on peut aussi appeler méthode d’invention ; l’autre, pour faire entendre aux autres, quand on la trouve, qu’on appelle synthèse, ou méthode de composition, et qu’on peut aussi appeler méthode de doctrine » (24). Ces deux méthodes s’articulent selon un mouvement circulaire, car la première, partant de l’analyse des termes de la question, aboutit à la découverte des principes où ils s’unissent ; l’autre, faisant le chemin inverse, part des principes pour aboutir à la question.
Le fondement de ces deux méthodes est sans doute la double forme de raisonnement déductif qu’Arnauld avait défini dans la troisième partie, c’est à dire le syllogisme et le sorite, dont l’un est le type de l’argumentation aristotélicienne, et l’autre de l’argumentation cartésienne. Ainsi, au lieu de refuser totalement le syllogisme comme l’avait fait Descartes (25), Arnauld l’a intégré dans le cadre d’une fonction didactique. Le privilège de la recherche et de la découverte revient exclusivement au sorite, qui consacre dans la logique l’emploi des règles cartésiennes.