orsque Vico parlait de la « méthode géométrique », il se référait à la méthode cartésienne vue à travers la Logique de Port-Royal. Dans cette œuvre, il s’était plus directement opposé à Arnauld qu’à Descartes. Il convient cependant de reconnaître qu’il a porté une très haute estime aux auteurs de la Logique, et spécialement à Arnauld, dont il a apprécié le sérieux des intentions, la subtilité de la pensée et l’étendue de la culture (34).
Son opposition s’est donc située exclusivement au niveau philosophique. Mais entre les auteurs de la Logique et lui-même a existé un accord d’intention, parce qu’ils ont partagé ensemble le souci d’inscrire la réflexion philosophique dans la culture, et de l’harmoniser avec la foi. Ils ont eu le projet commun de reprendre la logique pour concilier le cartésianisme avec la tradition. Un point les a séparés cependant : l’interprétation du cartésianisme, qui trahit des options philosophiques divergentes, apparaissant surtout dans leur approche du « cogito » cartésien.
Dans les objections aux Méditations, Arnauld s’est longuement attardé sur le « cogito » comme point de départ de la preuve de la spiritualité de l’âme, et sa relation avec celles de l’existence de Dieu, sans toucher néanmoins à sa valeur critique (35). On peut penser que le « cogito sum » ne lui posait pas de problème, et qu’il considérait l’inférence du doute au « cogito » comme entièrement logique en philosophie, bien qu’il y ait reconnu une reprise originale.
Mais cette absence de critique peut aussi être l’indice qu’il a pu donner au « cogito » une compréhension personnelle, selon un schéma de pensée étranger à Descartes. En effet, en lisant attentivement certains passages sur le « cogito », on est amené à confirmer cette hypothèse. Par exemple, dans le texte suivant, où, voulant prouver contre Aristote que les idées ne proviennent pas des sens, il a affirmé : « Car pour rien dire de clair, il n’y a rien que nous concevions plus distinctement que notre pensée même, ni des propositions qui nous puissent être plus claires que celle-là : "je pense, donc je suis". Or, nous ne pourrions avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c’est l’être, et ce que c’est penser et il ne faut point demander que nous expliquions ces termes, parce qu’ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde, qu’on les obscurcit en les voulant expliquer » (36).
Bien que se référant à celui de Descartes, ce « cogito ergo sum » n’en possède pas la même valeur. Chez Descartes, il était une idée claire et distincte, possédant une évidence critique et jaillissant d’une situation de doute ; il est ici une idée si évidente que le doute en est exclu. Arnauld a semblé saisir le « cogito sum » dans le cadre des évidences, des substances simples et des premiers principes des Règles, et non dans le contexte du Discours.
Pour Descartes, le « cogito sum » était une vérité évidente dans sa propre détermination, qui n’a pas besoin d’être réduite à d’autres évidences. Pour Arnauld elle tirerait ses évidences de l’idée de l’être et de la pensée, qui seraient ainsi plus universelles et plus nécessaires. On peut en conclure que pour Descartes l’intuition des choses simples ne se distinguait pas de celle des premiers principes, tandis que pour Arnauld existait une hiérarchie, selon un degré d’universalité, les idées moins universelles exigeant d’être abstraites des idées plus universelles. Ainsi, pour ce dernier, la vérité des idées était déterminée par un jugement qui se rattachait au principe d’universalité, ce qui impliquait que le mouvement de la pensée s’inscrivait moins dans une expérience méthodologique que dans une opération logique.
Cette interprétation du « cogito » avait de telles affinités avec celle de Vico qu’on pourrait croire qu’il s’en est inspiré. Leurs différences n’en sont pas moins marquantes. Bien qu’ils aient fondé, tous les deux, la connaissance du « esse » du « cogito » sur celle de l’être, Vico s’est montré plus cartésien qu’Arnauld, puisque son idée de l’être a jailli d’une situation de doute critique. Ainsi l’esprit critique a traversé toute sa pensée. De plus, chez Arnauld, l’idée de l’être était chose, c’est à dire objet que la pensée pense ; pour Vico, au contraire, elle n’avait qu’une valeur formelle, rendant le sujet capable de penser sans pour autant lui en offrir la matière. Il était pensant non en acte, mais en droit.
Vico a partagé avec Arnauld la nécessité d’une logique qui présentait toutefois des caractères opposés. Pour ce dernier, les chances de la connaissance se jouaient au niveau des idées, qui en constituaient la forme et la matière ; pour le premier, le sujet devait s’orienter vers l’activité des sens, parce que les idées n’avaient qu’une fonction formelle. La logique d’Arnauld opérait des synthèses formelles (intuition, jugement, raisonnement, disposition) dans le cadre d’une analyse matérielle ; celle de Vico ne pouvait être que synthétique, unissant le multiple de la conscience au moyen de formes idéales.
Cette différence, déjà étonnante, prend une importance particulière si l’on souligne qu’Arnauld et Vico se sont fondés sur deux traditions opposées : la logique aristotélico-thomiste et la logique cicéronienne. De même qu’Arnauld a articulé sa logique sur les trois opérations de l’esprit propres au schéma aristotélicien, Vico s’est appuyé sur la tripartition cicéronienne (topique, dialectique et discours). Son projet a tendu à inscrire la méthode cartésienne dans la logique cicéronienne.