ntre la méthode cartésienne qui mettait l’accent sur l’intuition jusqu’à renier le jugement, et la logique formelle qui s’est appuyée sur le jugement jusqu’à rendre problématique la simple appréhension, Vico a esquissé une logique où les opérations s’articulaient selon la progression de la connaissance.
L’appréhension topique tendait à rassembler les sensations, selon leurs relations de similitude, en des unités relatives complexes correspondant aux objets de référence du langage. Cette appréhension se définissait par la chose dans son essence, mais la représentait par une idole qui en était le symbole indicateur.
Le jugement est une opération s’exerçant sur cette représentation, afin de la décomposer en ses éléments et les définir selon la relation d’opposition. On passe alors d’une topique opératoire où les formes de l’esprit sont utilisées de façon irréfléchie à une opération où leur emploi est réfléchi et critique. Celui-ci est réalisé par l’interrogation qui s’enquiert de tous les modes possibles d’être de la perception, par sa mise en relation avec les formes topiques, catégoriales, de lieu, de temps, de qualité et de quantité, de causalité ou de mode, etc. Ainsi la représentation est saisie par le biais de l’être.
Cette articulation entre les deux opérations de l’esprit permet de comprendre la réaction de Vico au second volet de la critique d’Arnauld contre la topique, concernant l’« abondance », cause d’erreur et de confusion dans les jugements. Vico a répondu qu’il était impossible d’avoir un jugement vrai sans l’abondance topique impliquée par l’interrogation sur l’être de la chose.
Descartes et Arnauld s’étaient fondés sur l’idée claire et distincte, mais comment pouvaient-ils être sûrs de posséder une idée claire et distincte tant qu’ils n’avaient pas passé en revue toutes les possibilités d’être ? Loin d’être une « mauvaise herbe », cette abondance était nécessaire pour disposer « à cette considération attentive du sujet » qu’Arnauld avait reconnue comme le lieu de l’invention (41).
L’art que Vico a placé pour règle de cette seconde opération de l’esprit est la critique. L’interlocuteur du Giornale dei letterati avait protesté à ce sujet, comme il l’avait fait pour la topique : « La critique est l’art qui enseigne comment on doit juger les œuvres, produites par notre esprit aussi bien que par celui des autres, mais que la critique soit l’art qui dirige... les jugements, nous ne le savions pas encore » (42).
Vico n’a pas eu de peine à répondre qu’il faut distinguer entre critique littéraire et critique philosophique. Or, si on se réfère au sens du mot « jugement » en grec, il ne faut pas s’étonner que la critique lui appartienne. Cependant l’étonnement de l’interlocuteur était justifié, dans la mesure où Vico avait opéré une synthèse entre la logique formelle et la logique cicéronienne, et entre celle-ci et la méthode cartésienne.
Le mot « critique » désignait, chez Aristote, une catégorie des jugements propre à la discussion, en opposition aux jugements didactiques et dialectiques, concernant ceux « qui raisonnent à partir des prémisses qui semblent vrais à celui qui répond » (43). Dans la mesure où la discussion était considérée chez les Romains comme partie intégrante de la dialectique, critique et dialectique en venaient à coïncider. Elle désignait l’épreuve subie par le jugement dans son opposition aux thèses adverses.
Vico a assumé le mot au sens que lui avait donné la méthode cartésienne en relation avec la recherche de la vérité. Mais puisqu’il a transposé cette recherche de la méthode au jugement, la critique est devenue un art propre au jugement. Ainsi, cette épreuve que les Anciens avaient fait subir aux jugements dans les controverses, a été intériorisée au sein du jugement même, dont elle a constitué la dialectique (44). Vico aurait aussi pu répondre à son interlocuteur que, même au niveau philosophique, la critique s’exerçait sur des œuvres, puisque le vraisemblable, aboutissement de l’appréhension topique, était une œuvre, la première de l’esprit.
Dans cette démarche, un problème demeurait néanmoins posé, concernant le critère de vérité. En effet, comment le sujet pouvait-il parvenir à des jugements vrais, s’il n’avait pas l’idée des choses ? Comment pouvait-il, à propos de la vérité, passer d’une situation de droit à une situation de fait ? Vico a fait alors appel au « sens commun » pour tous les jugements non nécessaires, vrais à leur niveau quand ils s’appuient sur la coutume ou sur la conscience commune de la praxis sociale. Mais pour les jugements nécessaires, de caractère scientifique, le problème se posait presque en termes d’antinomie.
Il était dans la logique de la démarche vichienne que le jugement, en dépit de sa fonction analytique sur le vraisemblable, ne puisse s’articuler que comme une opération synthétique. Comment cette nouvelle opération de synthèse pouvait-elle être possible, si le sujet ne possédait pas l’expérience de la chose dont la synthèse doit être l’idée ? Il ne restait à Vico d’autre possibilité que celle de puiser la chose dans le sujet lui-même. Mais pour que le sujet lui offrit cette possibilité, il lui fallait produire la chose. Or toute la démarche vichienne implique que le sujet ignore la chose, car l’idée qu’il possède de l’être n’a qu’une valeur formelle. D’où l’alternative : ou l’impossibilité de la science, ou la créativité de la pensée.