appelons que la première partie de la logique formelle concernait l’intuition des premiers principes et la simple appréhension des essences. Alors que les principes étaient innés, les essences des choses étaient saisies par un processus d’abstraction des sens. Descartes substitue à ces deux facultés de la logique formelle l’intuition, qui concernait les principes tout comme les idées simples. Arnauld a transposé l’abstraction des sens au niveau des idées, qui s’engendrent par un processus de séparation.
Vico s’est tenu à égale distance de l’aristotélisme thomiste et du cartésianisme de Descartes et d’Arnauld. Du premier, il s’est séparé en affirmant que l’idée de l’être est toujours présente à la pensée ; et du second, que cette idée de l’être n’a qu’une valeur formelle. L’enjeu de sa logique s’est fondé sur la possibilité de concilier l’exigence d’un a priori et d’un a posteriori, dont la simple appréhension est la première synthèse ; celle-ci est une opération unissant le multiple sensible, selon des rapports idéaux de similitude qui sont précisément les lieux topiques.
Remarquons la transformation radicale subie par la simple appréhension. Elle aboutissait à l’idée, donc à la saisie de l’essence de la chose qui, chez Vico, s’accomplissait dans la représentation des concrets selon les traits communs de la ressemblance. L’objet de la simple appréhension n’était que le vraisemblable. Vico a ainsi réalisé la conversion de la simple appréhension, première opération de la logique formelle, et de la topique, première opération de la logique cicéronienne. Le vraisemblable faisait ainsi sa rentrée royale dans le domaine de la logique. C’était ahurissant pour les cartésiens, mais scandaleux pour les logiciens.
Vico avait implicitement dénoncé la situation équivoque de la simple appréhension, car elle prétendait manifester l’essence des choses, alors qu’elle avait besoin d’être reprise par le jugement qui la définissait dans son essence. Mais pourquoi le jugement, si la chose est déjà connue ? S’il était nécessaire d’en donner une définition, la simple appréhension ne concernait pas l’essence, le vrai de la chose, mais seulement la vraisemblance. Descartes avait vu cette antinomie ; c’est pourquoi, réduisant la simple appréhension à l’intuition, il avait situé le jugement en dehors du processus de connaissance. Mais puisque Vico avait renié l’intuition fondamentale de la chose, l’appréhension n’était plus qu’une représentation, ou l’intuition au sens post-kantien.
Il importe de souligner la nature de l’approche du sensible chez Vico, en opposition à celle de Descartes. Dans un premier temps, celui-ci avait reconnu dans le sens une fonction signifiante à l’égard de la chose, mais dans les Méditations, cette signification n’avait revêtu qu’une valeur pratique. L’esprit avait une intuition directe des choses sans passer par les sensations. Mais comment saisir alors la relation entre les essences et l’expérience concrète ?
Vico, comme Descartes et Galilée, étaient convaincus que les sensations sont des modifications du sujet, mais à son encontre, produites par l’objet dont elles n’étaient que des traces. Quoique le sujet ne puisse pas y découvrir une image de l’objet, il peut toutefois les assumer comme des éléments d’une représentation, selon les relations de similitude. À travers ces traces, cette représentation conserve sa référence au concret. De plus, par la mise en jeu de la part du sujet des formes idéales, elle se rapporte aussi à l’être qui est dans la pensée.
Il est opportun de préciser que la synthèse topique est appelée vraisemblable parce qu’elle est produite selon des relations de similitude, et non parce qu’elle serait image de la chose. À l’égard de celle-ci, elle n’a qu’une relation de référence et elle s’inscrit dans une fonction de langage. Ainsi l’opération topique n’est qu’une activité productrice de représentation qui, par la jonction des formes de l’esprit aux sensations, devient symbole de la chose au-delà de toute image.
Vico a aussi donné une réponse au problème, laissé en suspens par la logique formelle, concernant le sujet des références des propositions. Toute proposition se dit toujours de quelque chose ; or la logique formelle s’est bien occupée de ce qui se dit, mais elle a négligé de réfléchir à ce à quoi ce qui se dit se réfère. En effet, la logique formelle n’a conçu de jugements que dans le cadre des rapports de prédication entre des concepts, selon leur degré dans l’échelle des valeurs d’universalité. Or le schéma logique vichien nous oblige à remettre ce principe en question.
À titre d’exemple, je prendrai une proposition universelle commune à la logique formelle : « l’homme est un animal rationnel ». Apparemment, les deux termes sont reliés dans un rapport où l’homme serait le sujet, et animal rationnel le prédicat ; Croce a remarqué justement qu’il ne s’agirait pas de prédication, puisque le prétendu sujet homme n’est ni plus ni moins universel que animal rationnel. Ce serait une relation d’identité, comme A égale A (37). S’il en était ainsi, la proposition « l’homme est un animal rationnel » ne dirait ni plus ni moins que « l’animal rationnel est l’animal rationnel ».
Or cette équation est fausse, puisque la première proposition est plus étendue que la seconde. Elle ne dit pas seulement que « l’animal rationnel est animal rationnel », elle affirme que l’animal rationnel est « l’homme ». Comment définir cette relation ? La logique formelle s’était montrée impuissante, en la confondant avec la relation de jugement définitoire entre des concepts.
Au contraire, la logique vichienne fournit la possibilité de la définir, parce qu’elle se fonde sur le dualisme entre représentation et concept. Ainsi, dans la proposition « l’homme est un animal rationnel », le concept est seulement constitué par « animal rationnel », aboutissement d’un jugement définitoire dans lequel un concept universel est uni à un concept différentiel. L’expression « l’homme » exprime, par contre, la représentation à laquelle ce concept se réfère. Ainsi n’est-il pas sujet par opposition à un prédicat, mais en tant que concret du concept. De même la copule « est » désigne une relation tout à fait différente de l’identité prédicative : elle signifie la correspondance du concept au concret, elle affirme que le concret se dit de cette représentation-là.
Il convient de remarquer que cette interprétation de la simple appréhension apportait aussi une modification profonde à la topique. Conçue pour l’invention de termes moyens de l’argumentation probable, elle trouvait sa place, depuis Aristote, dans la troisième opération de la logique. Or Vico l’a définie comme l’art propre à la première opération. Au cours de la polémique suscitée par la publication du De antiquissima, son interlocuteur du Giornale dei letterati s’était écrié : « Jamais, jusqu’à ce moment, on n’a vu une topique devenir règle de la simple appréhension de l’esprit » (38). Parce que Vico le savait, il a eu conscience d’affirmer quelque chose de nouveau.
On peut le constater à travers la polémique qui l’a opposé à Arnauld : ainsi que nous l’avons vu, pour celui-ci, la topique n’avait qu’une valeur catégoriale, inutile pour l’invention et surtout néfaste pour la vérité des jugements. Vico a reconnu que la topique des manuels, catégoriale et abstraite, ne pouvait pas fonder l’art de l’invention. Mais il a affirmé que, précédant cette abstraction créée par les logiciens, une topique opératoire existe dans l’esprit, sous forme d’un langage qui se met en mouvement chaque fois que l’homme juge sur des rapports de similitude (39). D’ailleurs, si la topique catégoriale est abstraite de la praxis du jugement, elle implique une topique en exercice, immanente du jugement.
Arnauld avait affirmé que l’invention des termes moyens du jugement est donnée par la nature et par la matière des questions ; pour Vico, le fait qu’une question se pose implique un rapport de similitude. En effet, il serait impossible de s’interroger sur la vérité des deux termes si, dans la question elle-même, ils n’étaient pas placés dans une relation de vraisemblance. Ainsi la question présuppose-t-elle la topique. On peut dire également que la topique fonde la question comme interrogation de l’être. On s’interroge et l’on recherche la définition de la chose, précisément parce qu’on en possède une représentation du vraisemblable. Or, avant d’être fixés dans les paradigmes, les « lieux » se trouvent déjà de façon active dans la représentation du vraisemblable.
En assimilant la simple appréhension à l’invention topique propre à la logique cicéronienne, Vico en était venu à l’identifier avec l’ingenium, interprétation baroque de l’invention topique (40). J’aurai l’occasion d’approfondir le contexte culturel de cette approche. Pour l’heure, il importe de souligner la parenté spirituelle de la pensée vichienne avec la culture baroque. Vico a fondé sa philosophie sur l’intuition de l’esthétique baroque, sur la faculté productrice de métaphores en acte. Ainsi s’est-il trouvé dans la même tension de conscience, recherchant l’être dans le jeu des apparences. À quoi, en effet, cette production topique pouvait-elle aboutir, sinon à des combinaisons d’images s’unissant dans des rapports de vraisemblance ?
Incapable de découvrir l’être en lui-même, Vico s’est abandonné à l’imagination, afin de la saisir dans le mirage de son œuvre. Il l’a réellement saisie, dans la mesure où son œuvre lui a permis de dévoiler les modes de son acte créateur. Menacé par le vide, comme l’artiste baroque il n’a pu se sauver qu’à travers son œuvre.