’affirmation que la méthode analytique est une logique d’invention voulait transposer au niveau logique le but des règles cartésiennes visant à l’investigation de la vérité, et d’autre part s’opposer à la tradition des écoles reconnaissant l’ars inveniendi dans la topique. Cette tradition remontait à l’époque humaniste, où la logique avait subi une influence cicéronienne. Bien qu’Aristote ait été créateur de la topique et qu’il l’ait insérée dans l’Organon, il ne lui avait pas reconnu d’autre fonction que celle d’être le paradigme des « lieux communs » dans l’argumentation dialectique. Son rôle était donc parallèle à celui que les « catégories » jouaient dans la logique analytique.
Le traité des Topiques de Cicéron recherchait moins la définition des lieux que leur emploi pratique. Il avait été conçu pour répondre aux questions posées dans la praxis oratoire, qui surgissaient toujours de situations ambiguës et dans des tensions de conscience (26). Dans les litiges et les drames humains, le syllogisme devenait insuffisant, parce que les problèmes étaient toujours nouveaux et qu’il résistait à toute réduction à des principes universels. L’orateur trouvait que le « terme moyen » recherché était toujours fuyant, échappant à la déduction comme à l’induction, parce qu’il était sans lieu, détaché des principes logiques, comme situé en deçà et au-delà des limites de la documentation.
Or la logique offrait ce « lieu » permettant de trouver les « termes moyens » selon la situation et la question. Ils étaient des échantillons de liaisons ou de combinaisons possibles, capables de représenter, par le jeu des similitudes, des rapports concrets (27). Dans sa plus simple expression, le mécanisme topique consistait dans l’emploi successif des lieux en les adaptant selon les relations de similitude aux rapports concrets de la question. C’était un système de signes en fonction des questions, que Cicéron lui-même assimilait au langage ; l’accent porté sur la fonction opératoire des lieux rendait originale la conception cicéronienne par rapport à la Topique d’Aristote (28).
Il serait cependant difficile de comprendre l’importance assumée par la topique si on ne tenait pas compte de la substitution dans le cicéronisme de l’ars cogitandi comme logique formelle par l’ars dicendi propre à l’éloquence. Ainsi la topique n’avait pas été reléguée aux frontières de la pensée, seulement valable pour l’argumentation dialectique contre les adversaires, mais elle avait été située au commencement du système logique de la parole, divisé en « topique » (ou « ars inveniendi »), « dialectique » (ou « ars judicandi ») et « discours » (ou « ars disponendi ») (29).
Au cours de la Renaissance la logique formelle, d’origine aristotélicienne, et la logique rhétorique, de caractère cicéronien, furent reprises, l’une dans les écoles monastiques et les universités, l’autre principalement dans les milieux humanistes et littéraires. Mais, par suite de la disparition progressive de l’éloquence, la logique de la parole avait subi un fléchissement par rapport au schéma cicéronien. Tandis que Cicéron avait mis la topique en relation avec la dialectique pour les problèmes judiciaires et politiques, dès la fin de la Renaissance elle allait demeurer seule, tournée vers elle-même, sans autre fonction que l’invention. Elle s’était surtout développée au cours de l’ère baroque, devenant métaphore pure, première ébauche – comme nous le verrons au chapitre sur la poésie – de l’intuition esthétique.
Lorsque Nicole et Arnauld entreprirent le projet d’une logique cartésienne, ils constatèrent l’éclatement de la logique cicéronienne. Puisque la dialectique avait perdu toute son importance, la topique n’avait plus d’autre possibilité que de se refléter pour regarder, telle un nouveau Narcisse, ses propres formes. À son tour, le discours était devenu le lieu de la « disposition » des formes produites par la topique. Renvoyant la dialectique au niveau de la rhétorique, Nicole et Arnauld se montrèrent habiles à s’approprier la « disposition », y découvrant une quatrième opération de la pensée.
Ils ne virent dans la topique que des classifications abstraites de liaison, utilisées dans le jugement du langage commun (30). Mais le fait même de ne les retrouver que dans les manuels était pour eux la preuve que ces classifications ne servaient à autre chose qu’à se manifester dans leurs paradigmes. Ils en firent donc mention dans leur Logique pour en démontrer l’inutilité.
Arnauld a reconnu qu’en principe, avant de disposer la matière, il convenait de la trouver. Cependant il a nié qu’il soit possible de la retrouver par l’emploi de ces lieux dont l’image n’aboutirait, de l’aveu même de Cicéron, qu’à l’abondance du discours. Or « rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes ; rien ne rend un esprit plus stérile en pensées justes et solides que cette mauvaise fertilité de pensées communes. L’esprit s’accoutume à cette fertilité et ne fait plus d’efforts pour trouver des raisons propres, particulières et naturelles, qui ne se découvrent que dans la considération attentive du sujet » (31).
Arnauld se découvrait ainsi solidaire de Descartes qui avait, avant lui, refusé cette méthode d’invention (32). Chez lui résonnait aussi la plainte de Pic de la Mirandole et d’Érasme contre le cicéronisme, mais peut-être retrouvait-on aussi le plaisir d’en constater la fin. Homme de culture il est demeuré, plus que Descartes, lié à Cicéron pour reconnaître dans les lieux une valeur paradigmatique, en correspondance avec les types de jonction en usage dans les argumentations courantes. Au contraire, il a voulu nier leur fonction d’invention, car « ce n’est point par cette méthode qu’on les trouve. La nature, la considération attentive du sujet, la connaissance des diverses vérités, la fait produire, ensuite l’art les rapporte à certains genres » (33).
La topique resterait donc un art, mais de caractère abstrait, théorique, qui ne pourrait prétendre à exercer la fonction d’invention qui revient seulement à la méthode intuitive et déductive. Comme Descartes l’avait fait pour la logique, Arnauld a chassé la topique de la logique pour la confier à la rhétorique, dont le but est l’abondance du discours.