ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 1 - La rencontre d’amour :

L’ombre de ma mère



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour
- Au puits d’Agar
- Martha, ma soeur
- L’ombre de ma mère
- L’onction de l’époux
- Au jardin
- Ammi et Ruchama
- Pierre et Jean
- Nuit

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


on enfance s’est passée sans que je connaisse mon père : je vivais dans la famille d’un homme riche, père d’une fille unique, Martha, plus âgée que moi. J’ai toujours appelé mon tuteur « papa », et sa fem­me « maman », alors que pour toute réponse, j’en­tendais « ma petite ». Mon tuteur employait aussi des expressions plus touchantes, mais que je ne com­prenais pas, « mon petit bouton de rose » ou « ma petite rose de Magdala ». À la maison, j’étais com­blée : jouets, cadeaux, habits de tissu très fin, et je recevais l’éducation d’une fille de haut rang. Cepen­dant, je ne me sentais aimée que de Martha, qui était pour moi plus qu’une sœur.

J’étais parvenue à l’adolescence quand mon tuteur m’a, un jour, tenu ce discours :
- Ma petite rose ! Réfléchis bien à la formation et à l’éducation que tu as reçues. Tu dois maintenant t’é­pa­nouir en beauté, pour l’amour. Toute fille naît pour être à un homme et lui donner des enfants selon son plaisir. Tes précepteurs t’ont enseigné la Bible, or que lis-tu dans la Genèse ? Que Dieu a tiré la fem­me de la côte de l’homme pendant qu’il dormait. Le corps de la femme est donc pétri de la chair de l’homme, et son âme est faite de l’image qu’il avait rêvée d’elle. Son but dans l’existence est de satisfaire le corps de l’homme et réaliser son rêve. Dès son enfance, elle est éduquée à cette fin : toute petite, elle apprend à coudre et à broder, à préparer le trousseau pour le jour où elle sera présentée à l’homme. Parée pour cette rencontre, elle revivra le moment où Dieu a présenté Ève à Adam. L’homme te dira alors, com­me Adam à Ève, « Tu es la chair de ma chair, le sang de mon sang ». Tu recevras de lui le baiser d’amour et tu le lui rendras.
- Qui sera l’homme auquel je serai présentée ?
Maria, tu le sauras en son temps. C’est à l’homme et non à toi de choisir.


Ce discours m’avait inquiétée ! Je m’épanouissais mais je cherchais à le cacher. Je me disais « ne te presse pas de t’ouvrir, " mon petit bouton " (imitant alors la voix de mon tuteur) ; garde ta beauté secrète et ne te laisse pas cueillir trop vite pour le plaisir d’Adam ». Je me présentais toujours comme une en­fant, toute de candeur et de naïveté. Souvent, j’allais dans le jardin, et je prenais un malin plaisir à arracher les roses déjà ouvertes, pour ne laisser que les bou­tons. Je voulais d’abord exister pour moi-même. Dans ma chambre, me déshabillant, je contemplais mon corps avec un plaisir inouï. Que j’étais belle ! Mes seins se gonflaient comme des fruits, mes jam­bes ressemblaient à des lys. « Pauvre ÈÈve, chu­cho­tais-je, elle a été présentée à l’homme sitôt faite, moi j’ai plus de chance ». Je jouissais de ces mo­ments de liberté où je pouvais m’appartenir avant de m’offrir à un autre. Il me répugnait que l’on puisse prendre ce que je n’aurais pas donné librement.


À la maison, il y eut beaucoup de réceptions en mon honneur, et j’ai rencontré des gens très haut placés, jeunes et vieux. On m’offrait beaucoup de fleurs et de cadeaux : bracelets, bagues, boucles d’oreille. Mais mon cœur se défiait, pris d’une envie de jouer qui me rendait méchante. Lorsque je recevais un ca­deau, je m’approchais du prétendant, le sourire aux lèvres, prête à recevoir son baiser. Dès qu’il tendait les lèvres, je lui présentais ma joue, jouant à l’oie blanche, avec un sourire innocent. Mes amants étaient accablés, attirés et rejetés, brûlés et refroidis.

   Mon tuteur, furieux, me dit un soir :
- Je dépense beaucoup pour toi, afin que tu aies un mari digne de ton éducation, et tu te refuses en jou­ant à la colombe ou à la chatte. Si tu ne les désires pas, pourquoi les séduis-tu ? Et sinon pourquoi les éloignes-tu par tes ruses ? Tu es comme ta mère !
- Ma mère ? Que sais-tu d’elle ?
- Elle a toujours agi comme Judith, qui a séduit Holo­pherne pour le tuer. Tu te comportes comme elle, mais tu n’es pas Judith ; ta mère non plus, d’ailleurs, bien qu’elle en ait porté le nom. Si tu continues à te comporter ainsi, tu deviendras une...
- Une quoi ?
- Une prostituée !

   J’étais tellement prise au jeu que je lui ai demandé, d’une petite voix innocente, « Papa, qu’est-ce qu’une prostituée ? »

   Le père, interdit, ne se sentit pas le courage de me gifler. Je l’ai dévisagé avec un tel mépris qu’il en est devenu tout pâle et s’est éclipsé.


Des mois passèrent, la tension retombant. Le père avait retrouvé avec moi son comportement habituel ; puis sa femme tomba malade et mourut quelques se­maines plus tard. Martha en ressentit une grande pei­ne, qui approfondit notre amitié. Elle me disait : « Maria, tu es devenue si proche de moi que nous sommes comme des sœurs de sang. Cependant, j’au­rais préféré que mon père fût aussi le tien. »

   Le temps du deuil passé, le père est redevenu se­rein, presque gai. Il manifestait même le désir de changer la décoration de la maison. Souvent, il m’ap­pelait :
- Chérie, préfères-tu que je déplace ce coffre ? Ai­mes-tu ces nouveaux bougeoirs d’argent ? Il faut aérer la maison : ne sens-tu pas l’odeur de renfermé de ces chambres ? Il faut que tout brille comme un sou neuf, car un esprit nouveau souffle sur nous...
- Pourquoi me dis-tu ça, plutôt qu’à Martha, papa ?
- Ne m’appelle plus papa, je ne suis pas ton père. Je l’ai toléré tant que ma femme était vivante, car elle était jalouse de toi. C’est elle qui me poussait à hâter ton mariage, de peur que... Bref, maintenant qu’elle est morte, il n’y a plus de raison que tu m’appelles père.
- Mais alors, comment dois-je t’appeler ?
- Tout dépend de l’attitude que tu auras devant le changement qui s’est accompli en moi...
- Lequel ?
- Chérie, essaie de comprendre. Après la mort de ma femme, Dieu m’a fait réaliser qu’il t’a confiée à moi pour que je t’épouse.
- Est-ce possible ? Quand as-tu vu Dieu, papa ?
Dieu ne m’est pas apparu, mais il m’a illuminé. Pourquoi aurait-il repris ma femme, au moment où tu refusais de te lier à aucun de tes prétendants, sinon pour que tu restes disponible pour moi, et moi pour toi ? Pourquoi devrais-tu être l’épouse d’un autre, alors que tu es la femme que j’ai toujours rêvée et désirée ? De toute façon, comme tuteur il me re­vient de décider de ton sort. Pourrais-tu souhaiter un meilleur parti ?
- Non, papa.
- Encore « papa » ?
- Oui, parce que je m’adresse à mon tuteur.

   Quelques jours plus tard, mon père tomba mala­de ; il dépérissait de jour en jour, perdant progressi­ve­ment l’usage de la parole. Il s’achemina ainsi vers le tombeau, à l’appel de ma mère.


À la fin du deuil de mon père, j’avais beaucoup chan­gé ; j’étais devenue une jeune fille dans la splendeur d’un âge où il aurait été impossible de jou­er à la gamine. Je repris goût à la vie, très liée à ma sœur, complice de mon existence. D’anciens et de nouveaux prétendants me rendaient visite, ou bien j’allais chez eux.

   Simon était l’un d’eux. Je le connaissais depuis long­temps, comme ami de mon père... Il s’était d’ailleurs opposé à son désir. Il était très riche et versé tant dans les cultures grecque et romaine que juive. Ses conversations, manifestaient beaucoup de sagesse et une parfaite honnêteté. Il m’invitait sou­vent, me considérant comme une demoiselle honora­ble. Bien qu’il n’ait jamais demandé ma main, ses invitations prouvaient son profond désir. Après l’une de ces fêtes, il me dit un jour :
Maria, je te connais depuis longtemps ; j’ai toujours été épris de toi, mais je ne t’ai jamais demandée car je savais que ton tuteur te désirait. J’ai donc renoncé à toi et me suis marié... J’aime bien ma femme, d’ail­leurs. Ton tuteur est mort et je me sens libéré du de­voir d’amitié. Même marié, rien ne m’interdit, selon la coutume juive, d’avoir une seconde épouse, com­me Jacob qui, amoureux de Rachel, avait dû épouser d’abord Léa. Comprends-moi, chérie, je désire t’avoir à mon foyer, comme ma Rachel.
- Ta femme est-elle d’accord ?
- Oui, Maria. Elle sera peut-être blessée, mais elle m’aime et restera soumise aux obligations que lui im­po­sent la Loi et nos coutumes. Ce sera à nous d’apaiser ses craintes par nos attentions.

   Le jour des fiançailles fut fixé. Une fois chez lui, je constatais que seuls ses plus proches amis avaient été invités, mais surtout que sa femme était absente. J’en fus d’autant plus surprise que les fêtes en mon hon­neur avaient toujours été préparées avec goût. J’ai quitté l’assemblée alors que tout le monde en était encore à manger et à boire. J’ai prétexté une indispo­sition ; j’étais très pâle et la tristesse avait assombri mon regard. Je me suis retirée dans la chambre que Simon avait fait préparer au premier étage.


Au cœur de la nuit, Simon est entré ; je n’avais pas éteint la lampe, trop soucieuse pour parvenir à m’as­soupir. Toutefois, je faisais mine de dormir. Simon s’était couvert d’un drap blanc, comme d’une toge romaine. Il approcha : « Maria, Maria, dors-tu ?» et je feignis de me réveiller :
- Mon cher, viens-tu me souhaiter une bonne nuit ? Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ?
- Je n’ai pas voulu laisser nos hôtes seuls. Ta lampe étant encore allumée, j’ai pensé que tu ne dormais pas, excuse-moi d’être entré ! Tu étais si triste et in­quiète...
- Pourquoi ? N’as-tu pas organisé une grande fête, pour tes fiançailles avec ta nouvelle Rachel ?
- Tu te moques de moi, Maria !
- Certes ! Pour le mépris que tu as montré à mon égard. Pourquoi ta femme était-elle absente au maria­ge de celle qui devra partager quotidiennement le mê­me amour ? Pourquoi as-tu transformé en simple ren­contre amicale cette fête de nos fiançailles ?
- Tu as raison, voici pourquoi : ma femme s’oppose maintenant à notre mariage et n’y consentira qu’à une condition...
- Laquelle ?
- Tu devras renoncer à avoir des enfants, ou que je ne les reconnaisse pas ; sinon, elle demandera le di­vorce.
- Pourquoi ne divorcerais-tu pas, si tu m’aimes da­van­tage ?
- Maria, le divorce est une chose grave. La Loi m’en donne le pouvoir, mais ma conscience me fait hési­ter, car j’aime ma femme.
- Alors, pour rester fidèle à cet amour légitime, tu sa­crifierais une autre femme qui serait ta concubine de second rang, tu la contraindrais à ne pas avoir d’en­fants, ou à élever des bâtards ? Et tu ne m’en as rien dit ? Tu pensais que je consentirais en silence ? Tu n’es qu’un lâche, qui ne mérite que mon mépris.
- Non, Maria, je pourrais agir autrement.
- Comment ? Rêves-tu encore ?
- Écoute-moi. Je me suis souvenu du mariage de Ja­cob avec Léa et Rachel, qui est l’allégorie de la dou­ble exigence du cœur de l’homme...
- Ah bon ! L’homme a un cœur double ?
 Je ne veux pas dire hypocrite, mais complexe ; il est attiré par la femme féconde, appelée à devenir mère, et par la femme belle, pour ses ébats amoureux. Dans l’allégorie, Dieu a donné Léa à Jacob pour la paternité, et la stérile Rachel pour qu’il en devienne l’amant.
- Selon toi, je suis stérile et ta femme féconde ? Mais alors, pourquoi n’a-t-elle pas encore enfanté ? Qui t’a dit que je suis une femme stérile ? En as-tu reçu l’il­lumination divine ?
- Je pense à la fécondité et à la stérilité selon l’esprit de l’allégorie, qui m’autorise à choisir l’une pour ses enfants, l’autre pour le plaisir, la joie, la consolation du cœur.
- Que se passerait-il, si Dieu intervertissait leurs rô­les ?
- Encore une fois, il ne s’agit pas de la fécondité char­nelle, mais de la signification de l’amour. Même si ces deux femmes devenaient fécondes, chacune jouerait dans le mariage le rôle offert par l’amour ; d’ailleurs Rachel a eu des enfants.
- Oui, selon la double exigence de ton cœur : une pour ton service quotidien, et l’autre pour les ca­res­ses du sabbat, pour te réciter des psaumes et charmer tes rêves en te faisant les yeux doux. Tu me dé­goû­tes, Simon.


J’ai sauté du lit, oubliant que j’étais nue. J’ai couru enfiler une chemise, mais laissant tomber sa toge il a bondi sur moi et m’a prise dans ses bras : « Oh, mon amour du sabbat, sur ton visage je contemple la beauté de Rachel ; tes seins sont lourds comme les pommes du jardin d’Éden, tes lèvres me rappellent celles d’Esther. »

   Je cherchais à me dégager, mais il me tenait si ser­rée que je ne pouvais pas bouger. Je me suis alors raidie comme du marbre, les lèvres serrées. S’aper­ce­vant qu’il ne tenait plus dans ses bras qu’une pou­pée d’albâtre, il a relâché son étreinte, ses muscles se sont détendus et son sexe a perdu sa puissance. Enfin li­bérée je lui ai dit, sans vouloir l’humilier, « Simon, ce n’est pas moi que tu cherches, mais ta propre mè­re. L’ombre de ma mère t’a blessé. »


Je l’ai revu, le lendemain, il n’osait pas me regarder dans les yeux. « Pardonne-moi, Maria. Parfois la pas­sion nous fait déraisonner. Ne me quitte pas : quelle qu’elle soit, notre relation m’est nécessaire. Si c’est possible, considère ce qui s’est passé comme non avenu. » Il ouvrit alors un coffret et en retira un diadème : « Accepte ce don, je t’en prie, porte le quand tu viendras chez moi ; il sera pour moi le gage de ta liberté à me donner ton cœur. »

   Le diadème était d’or, incrusté de saphirs.





Roman achevé en 2002




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t320103 : 05/04/2020