L’image refoulée de Marie :
motivations historiques
On ne peut nier le bienfondé des motivations précédentes car, même si l’on ne peut prouver qu’elles correspondent effectivement aux intentions de
Matthieu, elles se laissent inscrire dans sa perspective christologique. On peut se demander toutefois si ces motivations sont les seules. La
Bible met l’accent sur les mères principalement dans deux cas : la génération par une femme stérile et la génération dans le cadre du lévirat
(1). Dans le premier cas, bien que l’enfant naisse aussi du père, c’est à la suite d’une intervention divine sur la mère ; dans le second cas, le père féconde une veuve pour qu’elle accouche d’un enfant qui ne sera pas le sien, mais celui du mari défunt.
Je pense que, si Matthieu avait voulu justifier la naissance virginale à partir des modes de naissance qui l’avaient préfigurée,
il aurait dû utiliser des exemples de ces deux types. Or on constate qu’il néglige de faire appel aux naissances par les femmes stériles, omission d’autant plus surprenante que les femmes stériles sont les mères des ancêtres du peuple : Sara, Rebecca, Rachel, Anne, etc.
S’il est vrai qu’il fait appel au lévirat, il reste à expliquer pourquoi la honte qui affecte ces mariages n’a pas empêché Matthieu de les considérer comme figures prophétiques de celui de
Marie et Joseph. Cette honte ne retombe-t-elle pas inévitablement sur celui-ci ? La preuve en est que, même dans la Chronique Samaritaine, on trouve une vive réaction contre l’intrusion de ces femmes, qui jette l’infamie sur la naissance de Jésus et sur sa mère : le chroniqueur attribue leur présence aux juifs(2). Et, en effet,
Matthieu aurait-il pris le risque de jeter cette ombre sur Jésus et sa mère s’il n’y avait été contraint par la tradition juive, qui faisait de sa mère une prostituée et de lui-même un bâtard ?
Avec Loisy, je dirai que Matthieu veut répliquer aux juifs, mais que cette réplique suppose en lui une sorte de catharsis par refoulement
(3). Il libère la mère de Jésus de ces accusations en les projetant sur ses ancêtres, comme pour les noyer dans le mystère de la parole des Écritures… Mais
Rahab et
Beersheba,
Tamar et
Ruth ne pouvaient libérer Marie de ces accusations que dans la mesure où, ayant commis le même péché, elles étaient susceptibles de les supporter. Ces femmes deviennent donc, sinon le portrait, du moins l’image refoulée de Marie. Dès lors, pour reconstituer le profil de Marie, il nous suffit d’étudier ces quatre figures de femmes.
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(1) Stérilité : Gn 11:30 ;
16:1 ;
17:17 ;
25:21 ;
29:31 ;
1 S 1:4.
Lévirat : Gn 38 ;
Dt 25:5 ;
Rt 4.
Élection : Gn 27.

(2) G.Isser, « Jesus in the samaritan chronic », in Journ. of Jewish studies (32), 1981, pp. 166-196. 
(3) A. Loisy, Évangiles synoptiques, I, p. 320. 